Thursday, October 7, 2010





8 septembre - 31 octobre 2010
Maison Européenne de la Photographie, Paris

De 1982 à 1986, Koos Breukel étudie à l'école des Beaux-Arts de La Haye, puis il commence à travailler comme photographe pigiste basé à Amsterdam. Il se spécialise dans la photographie de portrait et son travail est publié dans des magazines tels que OOR (presse musicale) ou Quote (presse économique).

En 1992, il est victime d'un grave accident de voiture, un événement décisif dans son approche de la photographie et tout particulièrement du portrait comme révélation de l'intime et de ses blessures.

Il enseigne ensuite à la Rietveld Académie, ce qui lui permet d'aborder son travail sous un nouvel angle : "J'ai abandonné toute forme d'ambition et de prétention. Je suis revenu à l'essentiel, au moment où l'on voit pour la première fois apparaître une photo dans le bac de développement et que l'on ressent la magie de ce qu'est vraiment la photographie".

En 1994, il publie sa première monographie Wretched Skin (La peau à vif), suivi en 1996 de Hyde rassemblant les photographies de son ami Michael Matthews, poète performer atteint du sida qu'il photographiera jusqu'à sa mort. Breukel accompagne également dans la maladie un autre de ses amis de jeunesse, Eric Hamelink, indissociable de son oeuvre.

"La réalité est toujours plus dure que la photo, plus éphémère aussi. J'essaie de domestiquer cette dureté, l'image devient alors une interprétation. L'esthétique inhérente à tout art permet de représenter des scènes en fait atroces. On pourrait dire que l'art tente de traduire l'insoutenable, l'horreur de l'existence humaine, en une forme ou une autre de beauté."

Les séries suivantes sont consacrées aux survivants de l'accident d'avion de Faro au Portugal, aux paysans touchés par la crise de la fièvre aphteuse ou encore aux aveugles porteurs de prothèse oculaire ("Cosmetic View"), portraits de victimes d'événements particulièrement traumatisants.

Ses dernières images voient se croiser photographes et artistes, Sally Mann, Rineke Dikjstra, Lucian Freud, en pied, de dos ou juste évoqués par un détail. La tension dramatique est tout aussi forte dans ces portraits de personnalités se dévoilant sans détour.

Commissaire : Elisabeth Nora et Willem Van Zoetendaal




8 septembre - 31 octobre 2010
Maison Européenne de la Photographie, Paris

L'exposition présente une rétrospective des autoportraits de Kimiko Yoshida, des premières "Mariées" aux derniers travaux, inédits en France, intitulés "Peintures".

La série des "Mariées célibataires" trouve son point de départ dans l'enfance de Kimiko Yoshida au Japon. Elle reflète la hantise de la petite fille qui découvre le destin humilié de sa mère, soumise à un mariage arrangé. En une succession de figures sans doute conjuratoires, Kimiko Yoshida incarne une "Mariée intangible" aux identités simultanément fictives, mythologiques et contradictoires. Elle crée des dizaines d'autoportraits quasi monochromes pour mettre en scène le mariage virtuel de la « Mariée célibataire », tour à tour veuve, cosmonaute, chinoise, manga, égyptienne ...

La nouvelle série "Peintures" procède, elle, de la pratique du détournement. Pour Kimiko Yoshida, il s'agit de détourner de leurs usages les objets de la vie quotidienne ou de la mode ; les chefs d'oeuvre de l'histoire de la peinture; ses précédentes Mariées ; et la pratique photographique elle-même.

Ancienne créatrice de mode, Kimiko Yoshida s'approprie, dans une riche série de 80 oeuvres, les créations Haute Couture de Paco Rabanne. Elle transforme robes, jupes, accessoires, pantalons et chaussures, en coiffes Grand Siècle, parures antiques et autres costumes historiques.

À l'issue de ces mises en scène, ce sont les grands maîtres de l'histoire de l'art qui sont convoqués : Picasso, Matisse, Gauguin, Rembrandt, Rubens, Delacroix, Tiepolo, Watteau... Cette évocation des chefs d'oeuvre, loin d'être une citation ou une imitation, est une allusion au trait unaire, c'est-à-dire ce que le souvenir retient arbitrairement d'une peinture (un marqueur discret, parcellaire et métonymique). De l'oeuvre ne demeure donc plus que le petit détail élémentaire prélevé en éludant le reste du tableau et c'est cette réduction qui conditionne l'identification partielle de l'autoportrait à une peinture du passé.

L'histoire de l'art n'est pas la seule référence de ces "Peintures", l'artiste revisite également ses propres autoportraits antérieurs. Au moyen d'objets quotidiens, elle recrée telle coiffe ou tel masque ancien provenant de collections muséales et derrière lesquels elle avait déjà mis en scène sa propre disparition. Enfin, comme ses précédents autoportraits, les "Peintures" se présentent comme une tentative (inachevée) de monochrome : Kimiko Yoshida voit dans le monochrome une métaphore de l'infini, où la figure de l'artiste tend à disparaître.

"Peintures", ce simple titre détourne la réalité matérielle de la photographie. En tirant, à partir de ses originaux analogiques (prises de vue Hasselblad) ou numériques (prises de vue Olympus, pour la série Paco Rabanne), des impressions digitales sur de grandes toiles (142 x 142 cm), l'artiste réalise des "Peintures" sans peinture, des photographies sur toile.

Depuis qu'elle a quitté son pays natal, Kimiko Yoshida affine une forme de contestation féministe, cultivée et distanciée de l'"état des choses": contre les clichés contemporains de la séduction, contre la servitude volontaire des femmes, contre les identités communautaristes et contre les déterminismes de l'hérédité.

Commissaire : Jean-Michel Ribettes



15 septembre - 31 octobre 2010
Maison Européenne de la Photographie, Paris

L'exposition regroupe, pour la première fois, un ensemble important de photographies de Karl Lagerfeld.

Grand passionné de l'image, Karl Lagerfeld pratique la photographie depuis 1987, accumulant les séances photo pour la publicité et les plus grands magazines de mode internationaux. Il collecte également des clichés plus personnels lors de ses voyages et de ses déambulations parisiennes.

L'exposition s'organise en deux parties, la première consacrée à des thématiques fortes dans le parcours du photographe, telles que le portrait, la mode, le paysage ou l'architecture, la deuxième donne à voir son travail plus expérimental autour du tirage.

"Ce que j'admire le plus ce sont les photographes qui sont passés à la postérité avec une seule image. Une image - je préfère ce mot au mot photo - qui s'est inscrite dans la mémoire collective du monde civilisé comme "The White Fence" de Paul Strand, "The Blessed Art Thou Among Women" de Gertrude Kasebier ou "Le soldat espagnol mourant" de Capa . C'est également valable pour des photographes plus proches de nous comme Richard Avedon et sa célèbre photo "Dovima et les éléphants" - qu'il s'agisse d'une photo de mode ne diminue en rien la qualité de son auteur, au contraire.

J'avoue aimer particulièrement la photographie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. J'ai une passion pour Stieglitz, Steichen, Clarence White, Demachy et Alvin Langdon Coburn... La photographie allemande des années 20 - et tous ceux qu'elle a influencés par la suite comme Helmut Newton, Peter Lindberg ou Ellen Von Unwerth - me touche très profondément. [...]

Aujourd'hui la photo fait partie de ma vie. Elle ferme le cercle de mes préoccupations artistiques et professionnelles. Je ne vois plus la vie sans sa vision. Je regarde le monde et la mode avec l'oeil de l'appareil. Cela donne à mon travail de base un détachement critique qui aide plus que je ne l'aurais soupçonné.

Mon propre passé ne m'obsède guère, mais j'ai l'étrange impression que mon succès dans la mode s'est intensifié depuis que je fais de la photo. Je vois une relation très positive et très créative entre les deux métiers. Dans ces deux métiers, j'ai toujours été aidé par des équipes formidables. Un très bon atelier de Couture est indispensable pour créer des robes techniquement irréprochables, un tirage parfait, sur un très beau papier, est aussi l'aboutissement d'un travail collectif.

Le papier est ma matière préférée, il est le point de départ d'un dessin et le résultat final d'une photo".

André Kertész




André Kertész

28.09.2010 - 06.02.2011

1, PLACE DE LA CONCORDE · PARIS 8E · M° CONCORDE

WWW.JEUDEPAUME.ORG

DOSSIER DE PRESSE

Commissaires : Michel Frizot et Annie-Laure Wanaverbecq

Exposition organisée avec le concours de l’Institut hongrois de Paris et présentée dans le cadre du Mois de la Photo à Paris, novembre 2010.

En partenariat avec : À Nous, Arte, Azart Photographie, Blast, Courrier international, de l’air, evene.fr, Polka Magazine, La Tribune et France Info

Remerciements à Hyatt Regency Paris-Madeleine.

Le Jeu de Paume est subventionné par le ministère de la Culture et de la Communication. Il bénéficie du soutien de Neuflize Vie, mécène principal.


André Kertész (1894-1985) est aujourd’hui, vingt-cinq ans après sa disparition, un photographe reconnu internationalement, dont chacun a en tête quelques images marquantes, mais il n’a pas encore trouvé la place qu'il mérite si l’on considère ses apports personnels au langage photographique du XXe siècle. Sa carrière, qui s’est étendue sur plus de soixante-dix ans, a été chaotique, et sa longévité s’est doublée d’une constante acuité créatrice, ce qui est exceptionnel mais n’a pas favorisé la compréhension immédiate ou rétrospective de son œuvre.

L'exposition, qui s'ouvre le jour même du 25e anniversaire de sa disparition, veut donner, pour la première fois, une vision extensive et équilibrée de l'œuvre de Kertész, en apportant des éléments nouveaux et en proposant, pour la première fois aussi en Europe, un ensemble composé de 300 épreuves (originales ou réalisées du vivant de l'artiste), de livres, magazines et documents d'époque.

Une première investigation fut menée de son vivant pour l’élaboration de la première exposition rétrospective en 1985 ; le livre Ma France (1990), rendait hommage à sa donation française, et célébrait ses périodes parisiennes (1925-1936 et après 1963), et le récent catalogue de l’exposition de la National Gallery of Art, Washington (2005), a apporté beaucoup de précisions circonstancielles et des analyses nouvelles. Avec cette exposition rétrospective, nous avons tenté de reconstituer l’œuvre global de Kertész dans son homogénéité et sa continuité tel qu’il l’avait conçu, au plus près du déroulement de sa vie.


Dans un parcours chronologique et linéaire qui reprend les périodes de sa vie créatrice, ponctué d’autoportraits qui marquent l’entrée de chaque espace, nous avons effectué des regroupements thématiques par cellules mettant en valeur des particularités de l’œuvre : une pratique personnelle (la carte postale photographique, les Distorsions), son implication dans l’édition (le livre Paris vu par André Kertész, 1934), des recherches créatives récurrentes (les ombres, les cheminées) ou l’expression plus diffuse des sentiments (la solitude). Des moments jusqu’alors délaissés ou inexplorés sont valorisés (l’activité de soldat en 1914-1918, la période new-yorkaise et les polaroids des dernières années) et cette exposition met particulièrement l’accent sur la genèse du photo-reportage à Paris, à partir de 1928 et sur la diffusion de ses images dans les médias, dont il avait fait un métier. Seront ainsi présentés de nombreux exemplaires des magazines VU, Art et Médecine, Paris Magazine, et les diverses parutions de son reportage sur la trappe de Soligny, avec les prises de vue originelles de Kertész.

La vie de Kertész s’est déroulée successivement dans trois pays, et il a souffert d’être confronté à trois cultures et à trois langues : né en Hongrie en 1894, il commence à photographier en 1912, participe à la guerre 14-18 mais à l’issue de celle-ci ne trouvant pas de réponse à sa vocation, il décide, en 1925, de s’installer à Paris. Il y devient rapidement l’un des principaux acteurs de l’avant-garde photographique (la fameuse « Fourchette » de 1929, l’entrée de l’atelier de Mondrian en 1926, les « Distorsions » de nus en 1933), tout en se tenant à l’écart des mouvements artistiques. Il y est aussi, presque à son insu, l’initiateur du reportage photographique à partir de 1928 et se distingue par une attitude photographique plus émotive qu’objective, préférant à l’enquête sociale une prospection visuelle dont la motivation est d’abord affaire de sentiment.

Parti pour les États-Unis en 1936, il ne parvient pas à renouveler sa démarche dans le photojournalisme ou la mode, avant le conflit mondial qui le met à l’écart en tant qu’étranger. En 1947, il accepte un emploi rémunérateur mais ennuyeux pour le magazine House and Garden. Ce n’est qu’au moment de la retraite, à partir de 1962, que Kertész peut réinvestir son œuvre antérieur, retrouve ses négatifs anciens restés en France, et accède peu à peu à une reconnaissance internationale. Le développement de l’histoire de la photographie, l’éclosion du marché des épreuves, la multiplication des expositions le font bénéficier d’une embellie générale propice à la revalorisation de son passé. Ce contexte l’incite également à redoubler sa quête personnelle d’images rares et signifiantes, soit à l’occasion de déambulations solitaires dans la ville, soit en guettant depuis son appartement du 12e étage, qui donne sur Washington Square.

Citoyen américain depuis 1944, il crée à New York après le décès de son épouse en 1977, la Fondation André et Elisabeth Kertész ; mais resté parisien de cœur, il lègue à la France ses négatifs et ses archives, en 1984 (conservé aujourd’hui à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine). Les contingences d’un parcours atypique à une époque où la photographie ne jouissait pas d’une mise en valeur artistique, la dispersion géographique et temporelle des œuvres, accentuée par le partage entre New York et Paris, ont rendu difficile l’analyse historique et esthétique de l’œuvre de Kertész ; d’autant que sa singularité poétique, volontaire et résolue, constamment soulignée par les commentateurs, en faisait un objet étrange, en marge du photojournalisme, bien qu’à l’origine de celui-ci. Le photographe lui-même avait entrepris de brouiller les cartes avec son livre Soixante ans de photographie, 1912-1972, comme pour signifier la vanité d’un repérage a posteriori. Pourtant, ce rebelle solitaire s’est prêté de bon gré aux entretiens et conservait soigneusement tous ses papiers personnels.

Conscient des contraintes professionnelles de la photographie, confronté à celles-ci toute sa vie durant, André Kertész se conduit plutôt en « amateur », revendiquant lui-même cette position, ce qui lui permet d’affirmer la primauté du sentiment, de l’affectivité, des critères personnels dans une quête autonome qu’il compare à un journal intime : « Ma photographie est vraiment un journal intime visuel [...]. C’est un outil, pour donner une expression à ma vie, pour décrire ma vie, tout comme des poètes ou des écrivains décrivent les expériences qu’ils ont vécues ».


Kertész n’est pas un illustrateur, qui rechercherait des thèmes documentaires adaptés aux demandes de la presse, il s’implique personnellement, même lorsqu’il est l'un des principaux acteurs de la naissance du reportage social vers 1930 : « Je ne documente jamais, j’interprète toujours avec mes images. C’est la grande différence entre moi et beaucoup d’autres. [...] J’interprète ce que je ressens à un moment donné. Pas ce que je vois, mais ce que je ressens ». Entre 1912 et 1985, Kertész garde une profonde continuité dans sa démarche bien que le style change, que les moyens techniques s’adaptent (les téléobjectifs des années 1960) ou que les circonstances amènent de nouveaux points de vue (De ma fenêtre sera le titre d’un de ses livres) : « Je n’ai jamais simplement "fait des photos". Je m’exprime par la photographie. » C’est à propos de Kertész que Roland Barthes (La Chambre claire, 1980) évoque la possibilité d’une « photographie pensive », une catégorie de photographie qui donne à penser, tout en s’appuyant sur une réalité détectée par le photographe. C’est cette faculté d’évocation de l’inconnu, et de renouvellement de la sensation intérieure produite par une image qui fait, pour une part, l’originalité de Kertész : « On a dit que mes photos "semblent plutôt sortir d’un rêve que de la réalité". Il y a une association inexplicable entre moi et ce que je vois ».

L’exposition du Jeu de Paume restitue la vocation poétique de la photographie de Kertész, comparable à l’intuition d’un écrivain, tel son compatriote et ami Sándor Márai qui écrivait : « J’espérais simplement qu’un jour... j’aurais l’occasion de dire en une ligne ce qu’aucun autre ne saurait dire à ma place » (Sándor Márai, Les Confessions d’un bourgeois, 1934).

Michel Frizot et Annie-Laure Wanaverbecq


L’EXPOSITION

Textes de Michel Frizot et Annie-Laure Wanaverbecq

Hongrie 1894-1925

D’Andor à André

« Ma jeunesse en Hongrie est pleine de souvenirs doux et chauds. J’en ai gardé la mémoire vivante dans mes photographies. Je suis un sentimental-né, heureux ainsi ; peut-être sans place dans la réalité actuelle. » (Kertész on Kertész: a Self-Portrait, 1985). Ces mots traduisent bien l’attachement du photographe à ses origines hongroises et laissent deviner combien celles-ci ont compté dans sa vie et dans la réalisation de son œuvre. De sa jeunesse, il va garder le goût de la campagne, des animaux, des flâneries et des gens simples, thèmes qui deviendront une sorte de répertoire personnel. Son caractère « sentimental » tel qu’il le décrit lui-même, l’amène à traiter la photographie comme un journal privé, « un petit livre de notes, un livre d’esquisses » dont les sujets, en Hongrie, sont principalement ses amis et sa famille. Le rôle de son frère cadet, Jenö, est d’ailleurs essentiel dans la vocation du photographe car c’est avec lui, complice et sujet, qu’il va mener une grande part de ses expériences photographiques.

Très indépendant dès cette époque — il s’écarte d’ailleurs volontairement et radicalement du pictorialisme ambiant — André Kertész met en place les éléments d’un langage photographique novateur qui lui sera propre. Il photographie de nuit dès 1914, réalise l’étonnante vue du nageur sous l’eau en 1917, et, à la manière des correspondances baudelairiennes, imagine et saisit son frère en « scherzo » en 1919. Le violoniste aveugle (1921), les deux voyeurs du Cirque (1924) s’inscrivent immédiatement dans la modernité. La photographie d’André Kertész s’affirme dès lors par une liberté et une diversité de traitement ainsi qu’une inspiration née essentiellement de ses émotions et des liens affectifs.


Temps de guerre 1914-1918

André Kertész est enrôlé dans l’armée austro-hongroise le 5 octobre 1914. Grièvement blessé en septembre 1915, il est chargé ensuite de missions à l’arrière du front. Durant ses nombreux périples à travers le pays, il ne se sépare jamais de son matériel photographique, et bien au contraire, avec l’aide de son frère Jenö, il se fait envoyer un nouvel appareil ainsi que du papier photographique, des plaques, des filtres et des produits de développement.

Durant cette période, André Kertész ne s’attache pas à photographier des scènes morbides, ni à constituer un témoignage historique. Il concentre son attention sur les activités quotidiennes des soldats en dehors des combats et s’intéresse particulièrement aux hommes dont il partage le sort. Il fait un grand nombre de portraits de militaires, seuls ou en groupes auxquels il se joint très souvent en photographiant avec un retardateur.

Pour André Kertész, la photographie semble être un moyen de mettre la guerre à distance et une façon de tisser des liens humains avec tous ceux qu’il rencontre. Grâce à Jenö, il fait d’ailleurs envoyer des portraits de soldats à leur famille, et lors de ses déplacements dans le pays, il fait un grand nombre de vues de paysans ou de tziganes qu’il rencontre dans la campagne.

Comme dans d’autres pays à l’époque, certains journaux hongrois invitent les soldats qui sont photographes amateurs à participer à des concours et récompensent les gagnants par de petites sommes d’argent. André Kertész participe à l’un d’eux et deux de ses photographies sont ainsi publiées pour la première fois en 1917 dans l’hebdomadaire Az Érdekes Újság : l’une représente trois enfants lisant, assis dans la rue, et l’autre une scène villageoise avec des paysans et des vaches.


Ne parlant d’autre langue que le hongrois et disposant de maigres moyens financiers, André Kertész vit à Paris au sein d’un cercle d’émigrés, Hongrois pour la plupart, presque tous artistes, et dont certains deviennent des amis proches, tels les peintres Gyula Zilzer et Lajos Tihanyi, les sculpteurs József Csáky et Étienne Beöthy, ou le marionnettiste Géza Blattner. C’est d’ailleurs dans l’atelier d’Etienne Beöthy que la danseuse Magda Förstner, mimant une sculpture de l’artiste, donne naissance à la célèbre image Satiric Dancer en 1926. La même année, en réalisant des vues chez Mondrian — l’atelier, l’entrée et le palier, les lunettes et pipe de l’artiste — le photographe va inaugurer un type de portraits symboliques et décalés dont il deviendra le maître. Interprétant la lumière, les volumes et les espaces, André Kertész évoque plus qu’il ne montre, donne vie à ce qui est immobile et crée un langage de notations allusives, tant poétique que visuel. Ainsi, La Fourchette, jouant d’ombres et de formes épurées, engendre étonnement et admiration dès sa première apparition en 1928.

La rue offre également au photographe des micros événements, des correspondances fugaces et de multiples signes qui deviennent de véritables métaphores ; les jeux de miroirs, de reflets, d’ombres et de doubles, ou les éclairages nocturnes s’imposent comme un répertoire très personnel, tels les quatre personnages symétriques traversant la place de la Concorde.

En trois années, André Kertész acquiert une véritable notoriété, il obtient une exposition personnelle à la galerie Au Sacre du Printemps (1927), qui l’installe comme acteur de l’avant-garde photographique. Il travaille pour la presse et initie le reportage photographique, en particulier pour le nouveau magazine illustré VU apparu en 1928 ; il participe à plusieurs expositions importantes notamment les grandes manifestations allemandes « Fotografie der Gegenwart » [Photographie contemporaine] et « Film und Foto » en 1929. Premier représentant de la modernité internationale à Paris, avec Man Ray, André Kertész revendique néanmoins son indépendance et se tient à l’écart de tous les mouvements artistiques, dont le surréalisme. Nourri de ses émotions, de ses surprises et de ses associations personnelles, l’œuvre d’André Kertész échappe aux doctrines et aux esthétiques convenues. Pierre Mac Orlan, l’auteur de Quai des Brumes (1927), ami et soutien de Kertész, en souligne ainsi l’originalité : « Chez Kertész, l’inquiétude d’un fantastique de la rue, plus conforme aux goûts de l’Europe centrale, interprète les éléments secrets de l’ombre et de la lumière, pour que d’autres en retirent de romanesques situations. »

Cartes postales

Durant les premières années de son séjour à Paris, André Kertész tire un grand nombre de ses photographies sur un papier de petit format (9x14 cm) portant la mention « carte postale » préimprimée au verso. Cette pratique particulière est significative et remarquable dans son œuvre tant il l’a pratiquée avec constance et inventivité. Durant la guerre, il était courant dans l’armée hongroise de donner des photographies afin qu’elles soient éditées sous forme de cartes postales servant à collecter de l’argent pour venir en aide aux veuves et aux orphelins. André Kertész a participé à la réalisation de telles cartes, l’une d’elles étant présentée ici dans un montage fait par le photographe. Ces cartes étaient imprimées en phototypie, et non tirées sur papier photographique, mais une certaine familiarité semble s’être établie entre le photographe et ce support si original. Entre 1925 et 1928, André Kertész a peu de ressources financières et cette technique, qui est bon marché, répond probablement à cette contrainte. Par ailleurs, ce format a également l’avantage d’être facile à traiter dans un petit laboratoire tel que celui que le photographe peut installer dans les chambres d’hôtels où il vit à l’époque. Les sujets sont principalement des portraits d’amis et d’artistes, mais aussi des vues d’atelier, des « natures mortes » et des scènes de Paris. André Kertész accentue parfois l’aspect de miniature précieuse en réduisant l’image pour la laisser comme en suspens sur une grande surface vierge, ou en recoupant encore le papier. Ces cartes postales sont vendues ou données, envoyées à la famille et aux amis, et leur caractère intime — un objet destiné à être transmis ou échangé, à communiquer avec des proches, à faire circuler des messages dans un cercle privé — correspond profondément à la sensibilité du photographe.


Kertész, se disant « amateur », mais très averti des procédés photographiques, cherche à exploiter toutes les innovations qui lui permettent de « donner à penser » la réalité, au travers d’images insolites. Il porte très tôt intérêt aux déformations optiques produites par les ondulations de l’eau (Nageur sous l’eau, 1917), ou par des surfaces polies, comme les boules de jardin argentées, ou les phares d’automobiles (1928). En 1930, lorsque le magazine VU lui demande un portrait du nouveau rédacteur en chef, Carlo Rim, il emmène celui-ci à Luna Park (Bois de Boulogne) pour une séance de pose devant les miroirs déformants du Palais du Rire. Peu après, il se rend chez une voyante dont la boule de cristal lui permet les mêmes fantaisies.

C’est à la demande de l’éditeur d’un magazine « léger » ou « de charme », Le Sourire, habituellement illustré de dessins vaguement érotiques, qu’il va produire en 1933 la plus étonnante série de nus féminins, connue ensuite sous le nom de « Distorsions ». Il réalise ce qu’il appelle alors des « déformations » par l’intermédiaire de deux miroirs déformants, fournis par l’éditeur, avec deux modèles (dont un peu présent). Ces miroirs produisent des étirements grotesques, des protubérances monstrueuses, ou la désagrégation complète du corps du modèle, selon le point de vue choisi. Kertész procède ensuite à une succession de recadrages en ne retenant parfois qu’une petite portion du négatif. Douze photographies paraissent dans Le Sourire du 2 mars 1933 mais elles ont peu de retentissement dans le domaine artistique. Un projet de livre, avec co-édition allemande, échoue à l’arrivée des nazis au pouvoir. C’est en 1936 qu’un magazine anglais utilise le terme de distorsion que Kertész va entériner.

À son arrivée aux États-Unis, Kertész espère mettre à profit cette spécialité et la curiosité qu’elle suscite, en les adaptant à la publicité. Mais il ne rencontre qu’incompréhension. Le livre envisagé en 1933 ne verra le jour qu’en 1976, en édition américaine et française. Kertész a toujours été à l’affût de ces métamorphoses qui affectent la vue par le truchement de vitres, façades d’immeubles, ombres et reflets déformants qu’il repérait dans ses déambulations.


Ombres et doubles

Dès 1925, en se livrant à une exploration résolue des capacités photographiques, Kertész devient l’un des rares photographes de l’avant-garde à Paris : plans rapprochés d’objets, vues obliques ou en plongée, clarté formelle, définissent le nouveau langage. Sa « Fourchette » de 1928 est l’application de ce credo moderniste ; c’est à ce titre qu’elle figure à l’exposition « Film und Foto », à Stuttgart, en 1929, parmi les plus étonnantes réalisations internationales de la nouvelle génération d’artistes photographes. Mais cette image est révélatrice d’un autre particularisme de Kertész, l’attrait pour les ombres portées d’un objet, leur silhouette schématique et leurs déformations. Cela commence avec les Chaises (Luxembourg, 1925) mais plutôt que de se complaire dans une systématique appliquée en toutes circonstances, Kertész procède avec parcimonie, prospectant diverses modalités stylistiques des ombres, et leurs effets graphiques ou symboliques.

Le « peintre d’ombre » qui semble poser la dernière touche sur une forme peinte, développe la figure du double et de la variation formelle, au sens musical, tout comme le cadrage de la charrette des Halles (1928).

L’ombre individuelle, « ombre de soi-même », porte une dimension presque métaphysique. Dans le prolongement du sujet qui l’engendre, elle en représente la part inquiétante ; détachée de son origine par le cadrage, elle se substitue à cet être, et devient la figure de son absence, la trace de l’occultation. Les Mains de Paul Arma (1928), l’extraordinaire Autoportrait en ombre (1927), les silhouettes fantômes projetées sur un mur (1928), jouent subtilement de l’alternative entre présence et absence, entre redoublement et effacement. André Kertész poursuivra cette quête d’étrangeté jusqu’à ses dernières années, s’amusant de l’hésitation perceptive ou de l’inconfort mental que cela engendre.


Reportage et illustration

En arrivant à Paris en 1925, André Kertész. voulait être photographe mais n’avait pas réellement de stratégie pour en faire un moyen de vivre. L’une de ses options, la publication d’images dans la presse, advient en 1926 avec des magazines allemands, mais c’est surtout la création du magazine d’actualités photographiques VU, au printemps 1928, qui lui donne l’occasion de déployer un savoir- faire nouveau. Pour compléter les apports des agences photographiques, le directeur Lucien Vogel fait appel à un trio de jeunes indépendants (Kertész, Krull, Lotar), qui pratiquent une photographie plus personnelle, apte à une illustration plus distancée. Définissant des sujets à traiter, confiés à ces photographes, la rédaction de VU donne naissance au reportage photographique constitué de séquences de vues prises dans un lieu défini, ou à propos d’une personnalité, ou lors d’une enquête. C’est un véritable métier qui apparaît, dans lequel Kertész fait figure de pionnier par son habileté à produire des images inattendues, plus évocatrices que documentaires. C’est le reportage sur les moines de la Trappe de Soligny qui va lui apporter la renommée, d’abord assise sur la publication des photos dans le Berliner Illustrierte Zeitung (1929), en premier lieu, puis par l’utilisation déviée qu’en fait le magazine Uhu. La publication dans VU n’a lieu qu’à Pâques 1930, dans un numéro spécial, avec un traitement en deux couleurs. Kertész publie 35 reportages en huit ans de collaboration à VU (huit en 1930) mais il s’agit à chaque fois de constructions visuelles réfléchies, où la clarté d’expression et la mise en place graphique font merveille. Les caves de Bourgogne, le quarantième anniversaire de la tour Eiffel, les archers, les enfants, sont l’occasion de produire des photographies mémorables qui rejoignent son « œuvre » poursuivie en dehors des médias. Il élabore également des couvertures avec un sens inné de la stimulation visuelle.

Kertész préfère sans aucun doute que ses photographies soient utilisées pour un mode illustratif plus poétique que factuel. Il participe ainsi à la revue d’art Bifur (1929) et surtout à Art et Médecine, magazine destiné au corps médical, qui laisse place à sa fantaisie moderniste. Au début des années 1930, Kertész est avec Germaine Krull (et Man Ray dans un autre registre) celui qui a le plus innové dans la photographie d’illustration. Sa réputation se renforce par la publication de trois livres en héliogravure chez le même éditeur, avec des maquettes similaires, Enfants, (1933), Paris vu par André Kertész (1934), Nos Amies les Bêtes (1936).


New York 1936-1985

Un nuage égaré

Les commandes de la presse s’étant amenuisées, le départ de Kertész pour New York en octobre 1936 est motivé par un contrat de l’agence Keystone, peu clair sur ses obligations, qui sera rompu en moins d’un an. Ses réticences à l’égard de la photographie de mode, le rejet de ses tentatives de reportages qui «parlent trop» selon les responsables de Life, l’incompréhension de ses « Distorsions » mènent lentement Kertész à la dépression. La déclaration de guerre et la limitation de liberté d’un photographe « étranger » ne font qu’ajouter aux difficultés personnelles. André et Elisabeth commencent à revivre quand ils sont naturalisés américains en 1944. En 1945, le livre Day of Paris remet brièvement à l’honneur ses images du Paris d’avant-guerre, mais sans grand succès. Pour s’assurer un revenu, Kertész est alors contraint d’accepter un contrat pour le magazine House and Garden, photographiant dans divers États de l’Union des demeures de célébrités.

Le couple vit désormais confortablement, emménageant en 1952 dans un appartement qui domine Washington Square à Greenwich Village, une situation qui réoriente la pratique de Kertész, désormais guetteur et témoin de ce qui se passe sur les terrasses, les toits, les rues et la place dont il tient comme un carnet de bord visuel. Amateur de nouveautés techniques, il utilise les téléobjectifs, les zooms et même un téléscope ; sa virtuosité de recadrage lui permet de trouver dans une petite portion de négatif, une « vue » très significative. Toujours adepte de la promenade, Kertész ne cherche pas non plus à rendre compte d’une modernité ou d’un quelconque pittoresque de la ville, comme nombre de ses collègues. Il persiste dans son style personnel, intuitif et allusif, et se réfugie parfois dans une systématique fantasque, comme la série des cheminées, ou projette sa mélancolie dans des images manifestes de solitude et d’isolement. Les pigeons en sont des messagers appréciés. À la fin de 1961, malade (il a toujours été fragilisé par ses blessures de 1915), il prend sa retraite et cesse ce qu’il appelle son « travail d’esclave » pour le magazine.


New York vu par André Kertész

André Kertész a vécu à New York durant près de cinquante ans (1936-1985) et il n’a cessé de photographier « dans » la ville, plutôt que la ville elle-même. Le New York d’André Kertész ne manifeste rien de cette objectivité avenante dont font preuve les photographes de rue (street photographers) des années 1950, qui rendent compte de la vie des quartiers, des métiers et des paradoxes de l’architecture. Pour lui, New York est plutôt la caisse de résonance de ses pensées, que la ville lui renvoie en écho sous forme de photographies. Il cherche partout des antidotes à la régularité, dans les murs de brique délabrés, les inextricables lacis d’ombres, de poutrelles, d’escaliers extérieurs. Tout ce qui strie, barre, oblitère, disperse l’orthogonalité omniprésente à New York – dans le plan des rues, les élévations, les baies vitrées –, tout ce qui rabat les dimensions imposantes de l’espace sur un plan unique – le reflet de l’Empire State Building dans une flaque d’eau –, conforte la défiance de Kertész à l’égard de l’emphase et de l’hypertrophie. Il est parfois impossible de reconnaître des lieux spécifiques dans ces géométries brisées. Le New York de Kertész est parcellisé à l’extrême, mais il suffit d’une seule photo pour révéler l’imaginaire de la ville.

À partir de 1952, l’installation dans l’appartement qui domine Washington Square lui permet, en échappant en quelque sorte à la rue, une vision plus hétérodoxe : Kertész est aussi un veilleur qui épie les secrets des terrasses, les connivences des cheminées, les amoureux des toits ou du square, les solitaires de tout poil. Son appareil posé sur pied dans un coin de la pièce, il est toujours prêt à choisir une focale et à cadrer, à travers la fenêtre.

En arrivant en 1936, Kertész pensait à New York comme au sujet d’un livre à venir, suite donnée à Paris vu par... de 1934 : c’est une manière de penser les photographies comme fragments d’un assemblage constituant à la fois le portrait de la ville et le portrait du photographe « dans » la ville. Washington Square (1975) et Of New York... (1976) en seront l’aboutissement tardif, formant pendant à J’aime Paris (1974) – « sa » ville de référence.

Cheminées

Dès son arrivée à Paris, Kertész avait été captivé par la vue des toits et des cheminées depuis sa chambre d’hôtel. Il partageait du reste cet intérêt avec son ami le peintre Lajos Tihanyi. On trouve ces cheminées dès les premières pages de son livre Day of Paris (1945), comme l’image matinale de la ville. À New York, si l’on se place en hauteur, les cheminées sont encore plus nombreuses et plus diversifiées qu’à Paris. En 1947, lorsqu’il prend les vues de Queensboro Bridge, dont il extrait ensuite près d’une dizaine d’images différentes, Kertész procède à des cadrages de fûts disséminés, presque invisibles sur l’image, et finit par isoler un attroupement disparate d’une quinzaine de « têtes ».

En 1952, lorsque le couple Kertész s’installe au douzième étage de l’immeuble de Washington Square, le photographe se retrouve en surplomb des terrasses alentour. Mais c’est en 1961 que, muni cette fois de téléobjectifs, zooms et même « télescopes » — c’est-à-dire d’un attirail technique nouveau —, il se passionne pour ces créatures minuscules et proliférantes, et s’investit avec une énergie retrouvée dans son œuvre photographique personnelle, alors qu’il vient de quitter son travail commercial. Les cheminées sont présentées à Venise et Paris (1963) et au MoMA de New York (1964) comme ses productions les plus récentes et manifestations de son renouveau.

Signes élémentaires facilement repérables, bien contrastés par leur apparence noire ou métallique, projetant leur ombre sur les murs adjacents, les cheminées sont accessibles en permanence depuis l’appartement. Qu’elles soient à la longue assimilables à des personnages, à des faciès plus ou moins grotesques, ne fait qu’accroître l’intérêt de Kertész, lui qui a tant de difficulté à communiquer avec autrui et veut voir dans ces formes des interlocuteurs dociles et bienveillants : certaines cheminées ont l’air d’avoir des chapeaux, des nez, des yeux, et toutes semblent effectivement le regarder, si ce n’est le narguer, de loin. Vigies, sentinelles, guetteurs, les cheminées sont un peu les doubles du photographe, qui scrute les terrasses et les toits à la recherche d’autres âmes en peine.

Solitudes

La mélancolie imprègne indéniablement toute l’existence new-yorkaise d’André Kertész. La nostalgie de l’émigré, la frustration engendrée par l’échec professionnel, le regret de la vie plutôt agréable de Paris, l’isolement dû à la langue : tous ces facteurs s’additionnent pour le conduire à la dépression, comme le montre son autoportrait de 1940. Cette mélancolie se manifeste clairement dans nombre d’images révélatrices de sa situation personnelle et de son état psychique, des images dans lesquelles — peut-être à son insu — il se met en scène métaphoriquement, comme perdu dans un environnement hostile. Le Nuage égaré de 1937 (un nuage butant contre le Rockefeller Center) en est la figure la plus explicite, commentée ainsi par Kertész : « Ce que j’ai ressenti en faisant cette photo, c’est une impression de solitude. (...) le nuage ne sait pas où se placer, ils l’ont perdu, ou ils lui ont fait perdre sa route. »

Le chemin boueux qui semble ne mener nulle part (Old Road, Vermont, 1936), le clochard dont le corps paraît absorbé par une énorme canalisation, résonnent du même accablement devant l’absence d’issue. Jusqu’à la fin de sa vie, Kertész recherchera les figures humaines isolées — ou les images d’isolement, comme celles que lui permettent les pigeons. Kertész affectionne les parcs et les jardins sous la neige, avec leur géométrie sèche et un passant unique perdu dans le blanc. Nombre de vues font appel à l’opposition entre un environnement malveillant, ou supposé tel, et un individu vulnérable : un homme assis sur un banc, inconscient de ce que les pigeons trament dans son dos (1949) ; ou l’ombre du photographe affrontant un lion rugissant mais dérisoire (1949) ; une passante en noir surplombée par des formes aiguës et chaotiques (1951).

Les corps réels eux-mêmes s’estompent, tournent le dos, se fondent dans l’ombre : le 1er janvier 1972, lors d’un voyage heureux à la Martinique, Kertész capte, derrière une vitre dépolie, en bord de mer, une silhouette évanescente et pensive qui semble être un reflet de lui-même. Cette vision nébuleuse du solitaire devant l’infini maritime est la dernière image de son ouvrage rétrospectif Soixante ans de photographie, 1912-1972, publié peu après la prise de vue ; la conclusion toute provisoire de « soixante ans » par une photographie d’effacement modeste.

Retour et renouveau

En 1962-1963, ayant pris sa retraite, Kertész renaît à la fois à la vie et à la photographie. Sollicité par la revue Camera pour un portfolio, il fait une sorte d’inventaire de son œuvre disponible, puis participe, par une exposition personnelle, à la Biennale de Photographie de Venise. Par un heureux concours de circonstances, il obtient à la suite, en octobre 1963, une exposition imprévue à la Bibliothèque nationale de Paris qui lui permet de séjourner dans cette ville qu’il n’a sentimentalement jamais quittée. Il élabore un nouveau projet de livre, qui le stimule mais n’aboutira pas. En outre, il retrouve et récupère dans le Lot-et-Garonne (au lieu-dit La Réunion), plusieurs caisses de négatifs confiés à une amie en 1936, au moment de son départ, ce qui provoque la relecture de toute son œuvre, et entraîne de nouveaux tirages, avec des recadrages. Une exposition personnelle a lieu au Museum of Modern Art de New York, peu après celle de Jacques-Henri Lartigue, un autre « amateur et pionnier » lui-aussi redécouvert.

Tous ces épisodes ont un effet vivifiant sur Kertész (il a alors 70 ans) car ils s’inscrivent dans un mouvement général de revalorisation de la photographie et des pratiques du passé. L’exposition itinérante « The Concerned Photographer » fait même de lui un pionnier du photojournalisme. Parallèlement au travail rétrospectif qui aboutit à la publication de Sixty Years of Photography en 1972, Kertész continue sa quête permanente d’images, dans les villes qu’il visite, aussi bien que de sa fenêtre. Ses deux livres J’aime Paris (1974) et Of New York... (1976) disent son écartèlement entre les deux milieux culturels. Citoyen américain depuis 1944, il crée à New York après le décès de son épouse en 1977, The André et Elizabeth Kertész Foundation, et lègue, en 1984, ses négatifs et archives à la France.

En 1977, le décès de son épouse Elisabeth, peu avant son exposition personnelle au Centre Georges Pompidou récemment ouvert, interrompt son renouvellement, mais l’amène à s’intéresser au polaroid, qui lui permet une démarche plus introspective sur des objets-souvenirs. Il en tire From my Window [À ma fenêtre] (1981) dédié à son épouse.


Les polaroids

C’est peu après la disparition d’Elisabeth en octobre 1977, que Kertész commence à utiliser le Polaroid SX-70. Comme toujours, l’émotion détermine pour lui l’activité photographique. Un buste de verre entrevu dans une vitrine en est le déclencheur : « le cou, l’épaule,... c’était Elisabeth » ; Kertész renoue alors avec la pratique quotidienne de la photographie, aidé par le Polaroid’s Artist Support Program qui lui procure des films, et entreprend des compositions variées avec ce buste posé sur le rebord de la fenêtre, entretenant le souvenir d’Elisabeth dans l’appartement de Washington Square, où ils ont vécu pendant trente-cinq ans. Toujours intéressé par les nouveautés techniques, il envisage les possibilités intimistes offertes par le procédé Polaroid, très éloigné de sa pratique habituelle : petit format carré (3x3 inches, 8x8 cm), en couleur, développement immédiat et unicité de la vue, sans négatif. D’autres objets familiers, presque tous en verre, viennent s’intégrer à ces constructions, par juxtaposition ou empilement, et participent à la fois du jeu de lumières colorées et de l’évocation nostalgique : cœur, poisson, tête de coq, pyramide, oiseau, tour Eiffel, figurine de Vénus, arbuste, boules, carafe, étoile de David, sablier, etc. Le buste (bientôt rejoint par un second), ou une dalle de verre épais, produisent des distorsions de la ville au loin (Downtown) ; les tours du World Trade Center y apparaissent inversées, ou les immeubles sont transformés en magmas sinueux. Les objets, vus en plan rapproché, font écran vers l’extérieur, comme si Kertész, détaché de la réalité objective, captait seulement la lumière de ses souvenirs et les distorsions de sa mémoire. Il revient au motif de l’ombre, abondamment traité auparavant : son autoportrait en ombre (réitérant celui de 1927) associé à deux bustes penchés l’un vers l’autre, sa propre ombre projetée dans l’appartement, l’ombre d’une main, l’ombre d’une fourchette, etc., réactualisations manifestes de belles idées d’autrefois.

En 1981, le petit livre From my Window [À ma fenêtre], dédié « à Elisabeth », regroupe cinquante-trois polaroids, dont près de la moitié où figure le buste : la fenêtre s’ouvre en fait sur l’intériorité de la souffrance. André Kertész s’éteint le 28 septembre 1985.


CITATIONS


Les mots d’André Kertész


« Ma photographie est vraiment un journal intime visuel [...]. C’est un outil, pour donner une expression à ma vie, pour décrire ma vie, tout comme des poètes ou des écrivains décrivent les expériences qu’ils ont vécues. C’était une façon de projeter les choses que j’avais trouvées. »


« Je ne documente jamais, j’interprète toujours avec mes images. C’est la grande différence entre moi et beaucoup d’autres. [...] J’interprète ce que je ressens à un moment donné. Pas ce que je vois, mais ce que je ressens. »


« Une bonne photographie transmettra quelque chose non seulement à l’œil, mais aussi à l’intérieur. Les yeux ne sont jamais suffisants. Les yeux sont toujours entre l’image et l’âme [...] Je ne sors pas pour photographier. J’ai toujours mon appareil avec moi et je m’arrête pour photographier des choses qui me captivent. Souvent, je ne prends même pas une photo. »


« Je n’ai jamais simplement "fait des photos". Je m’exprime par la photographie. » « Mon anglais est mauvais. Mon français est mauvais. La photographie est ma seule langue. »


« On a dit que mes photos "semblent plutôt sortir d’un rêve que de la réalité". Il y a une association inexplicable entre moi et ce que je vois. »


« Je me considère toujours comme un amateur aujourd’hui, et j’espère que je le resterai jusqu’à la fin de ma vie. Car je suis éternellement un débutant qui découvre le monde encore et encore. »


Roland Barthes, sur Kertész

Extraits de La Chambre claire, Note sur la photographie, Cahiers du Cinéma, Gallimard, Seuil, Paris, 1980.


À propos de Le Petit Chien, Paris, 1928 : « Ce jeune garçon pauvre qui tient un jeune chien à peine né dans ses mains et penche sa joue vers lui (Kertész, 1928), regarde l’objectif de ses yeux tristes, jaloux, peureux : quelle pensivité pitoyable, déchirante ! En fait, il ne regarde rien ; il retient vers le dedans son amour et sa peur : c’est cela, le Regard. » (p. 175)


À propos de Ernest, 1931 : « Il est possible qu’Ernest, jeune écolier photographié en 1931 par Kertész, vive encore aujourd’hui (mais où ? comment ? Quel roman !). Je suis le repère de toute photographie, et c’est en cela qu’elle m’induit à m’étonner, en m’adressant la question fondamentale : pourquoi est-ce que je vis ici et maintenant ? » (p. 131)


À propos de l’originalité des photos de Kertész : « Les rédacteurs de Life refusèrent les photos de Kertész, à son arrivée aux États-Unis, en 1937, parce que, dirent-ils, ses images "parlaient trop" ; elles faisaient réfléchir, suggéraient un sens — un autre sens que la lettre. Au fond la Photographie est subversive, non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive. » (p. 65)

Pierre Mac Orlan

Auteur de Quai des Brumes (1927), adepte du « fantastique social », auteur du premier livre sur Eugène Atget (1930), auteur de deux articles « La photographie et le fantastique social » (1928) et « L’art littéraire d’imagination et la photographie » (1928), ami et soutien de Kertész dont il préface le livre Paris vu par André Kertész (1934)


Sur Kertész (préface de Paris vu par André Kertész) : « Les images de Paris qui sont ici choisies parmi tant d’autres, sont d’une simplicité si essentielle qu’elles révèlent les drames clandestins ou publics qui donnent une certaine mobilité à cette masse de pierres, de ciment et de fer encore une fois dominée par l’inquiétude qui précède, dans l’histoire, l’avènement d’un nouveau millénaire. »


« La photographie est le grand art expressionniste de notre temps. À chaque époque son moyen d’expression. Les forces romantiques d’un cliché photographique sont de celles qui ne se mesurent point avec des mots. »


« Tout cela existe. Cet ensemble de fantasmagories constitue ce qu’il est convenu d’appeler la réalité. »


Sur la photographie : « La vision photographique s’associe très adroitement aux mœurs secrètes des choses. Elle en exagère souvent l’aspect tragique et fantastique et rend relativement faciles toutes les investigations sentimentales dans le domaine de l’ombre. »


« L’art photographique est un art de soumission. La vie lui impose ses projets, ses hypothèses parfois. L’objectif se venge en révélant, en découvrant ce que l’observateur le plus habile et le plus sensible ne voit pas toujours, à cause de ses deux yeux »